RESUME DE L’INTERVENTION DE PHILIPPE BERNOUX

Publié le par MJCRA

« L’organisation associative au regard de la société actuelle »
 
 
bernoux.jpgPhilippe Bernoux, sociologue du travail, des entreprises et des organisations, ne connaît pas les MJC. Il a été invité à l’université d’automne pour écouter puis pour réagir sur la vie et les problèmes du mouvement. Le regard est donc celui de quelqu’un d’extérieur, dont la connaissance récente s’est faite à travers des discussions avec quelques membres, des lectures, la participation à la soirée du vendredi 14 et la journée du samedi 15. Voici le résumé de son intervention du dimanche matin 16 décembre.
 
(Les § 1 et 2 sont consacrés à la relation avec la société globale - §1- et ses valeurs - §2)
1 – Le paradoxe du système associatif dans la société capitaliste. Face à la société capitaliste, les membres des associations peuvent se sentir du côté de la gratuité et percevoir les salariés et les actionnaires des entreprises du côté de la rentabilité. Il faut être vigilant face à une telle opposition.
Le système capitaliste a permis un enrichissement considérable, jamais connu auparavant, en particulier après la Deuxième Guerre Mondiale. Il est vrai que depuis le début des années 1990, l’écart entre les plus riches et les plus pauvres s’accroît de nouveau, en même temps que le capitalisme financier s’emballe au point d’apparaître menacer le système lui-même.
S’il y a donc à lutter contre les dérives du système, il ne faut pas pour autant camper sur une position de refus. D’autant plus que celle-ci peut s’accompagner, de la part des membres des associations, d’un jugement implicite où ils se verraient dans le camp des “bons, voire des “purs“, pratiquants de la gratuité, face aux affreux capitalistes en recherche permanente du profit.
De plus et du point de vue de leur fonctionnement concret, la différence n’est pas aussi tranchée, les associations ayant des problèmes très proches de ceux des entreprises, en termes de communication, de coopération, de pouvoir, de légitimité, de financement, etc.
 
2 – Individualisme et changements de valeurs
Dans notre société, la grande mutation est l’émergence de “l’individu incertain[1] celui qui n’est plus soumis à des contraintes sociales qui lui dictaient plus ou moins le comportement à suivre. Il n’y a plus de règles claires de vie en société (exemple : le mariage des jeunes, auparavant très réglementé socialement, ne l’est plus ou beaucoup moins aujourd’hui. Du coup, que faire ?) . On est dans le règne “ Je fais maintenant ce qui me fait plaisir“
Or toute société est fondée sur les règles (Durkheim) et le sens (Weber). Selon Durkheim, la sociologie se définit comme la connaissance des règles auxquelles la société soumet les individus, règles extérieures et contraignantes (nous naissons dans une famille qui impose des manières de vivre, dans un pays, une culture, un langage, etc.). Définition acceptée longtemps, jusqu’au jour où les chercheurs se sont rendu compte que les règles étaient autant “bricolées“ qu’imposées : il y a bien une autorité qui édicte des règles, (régulation de contrôle), mais ceux qui les reçoivent les adaptent à leurs contraintes ou attentes (régulation autonome) et finalement la société fonctionne sur des régulations conjointes. Il ne s’agit pas toujours d’un bricolage “crapuleux“ (même s’il peut l’être) ; il doit être interprété comme un bricolage “vertueux“, permettant de comprendre le sens que lui donne celui qui le pratique.
Le deuxième fondement sociologique de toute société est le sens que l’acteur donne à son action. Il s’agit donc d’une sociologie compréhensive, non interprétative, c’est à dire une sociologie qui cherche à comprendre le sens de l’action d’un individu dans une organisation qu’à partir de la connaissance du sens que lui-même donne à sa place dans l’organisation, et non à partir de données extérieures à cette organisation. Or la tendance naturelle est d’interpréter à partir de ces données extérieures, comme, par exemple, à travers les grandes catégories “naturelles“ : les jeunes/les vieux, les hommes/les femmes, les blancs/les noirs/les jaunes, etc. Ces catégories “colorent“ les comportements, elles ne les fondent en aucun cas. Exemple du jeune tunisien immigré qui change de comportement au travail le jour où il renonce à retourner en Tunisie et décide de rester en France, donc de passer l’examen du P1 dans l’usine Berliet où il travaille.
Un des points forts du projet éducatif des MJC est de devenir un lieu d’apprentissage des règles et d’apprentissage du sens, permettant aux jeunes de mieux se situer dans la société et d’échapper aussi bien à l’individualisme qu’au communautarisme. Ce projet pédagogique émerge à travers les différentes activités que les MJC proposent aux jeunes.
 
(les 3 à 6 sont consacrés à la vie des MJC)
3 – La vie des associations : la coopération entre les acteurs
La vie des ensembles humains que constituent les maisons est analysée d’abord à travers la question de la coopération. Comment faire coopérer individus et groupes dans les organisations ?
La coopération n’existe pas « naturellement ». Même une association composée de bénévoles, donc venus pour travailler ensemble, connaît des problèmes de coopération. Ces bénévoles viennent avec une idée de ce qu’ils veulent faire ou vivre et alors ils sont prêts à se battre pour réaliser leur rêve. Le bénévolat ne gomme pas les conflits.
Sous-tendant l’idée de coopération, on trouve deux conceptions philosophiques antagoniques de l’homme en société. Selon Hobbes (philosophe anglais du XVIIe siècle), l’homme est un loup pour l’homme. Le rôle de celui qui gouverne la société est de décider ce que doit être la règle du bien commun et son action est de l’imposer. Selon Locke, au contraire (même lieu et même période), la société est fondée par un accord entre les citoyens, le rôle du souverain devant se résumer à protéger les libertés en faisant peser le minimum de contraintes. D’où la question de toutes sociétés et associations : faut-il un pouvoir central et quelles doivent être son rôle et son action ?
Dans les MJC, le rôle du pouvoir est donc objet de débat. Il a été dit “qu’il y a besoin d’une vision du président“. On serait alors dans la perspective de l’autonomie des Maisons, le président exprimant sa vision sans coercition. Mais alors où sont les instances de régulation en cas de divergences fortes, voire de conflit ? Il est normal que la question demeure non résolue, le pouvoir d’influence suppléant à un pouvoir hypothétique de coercition que, clairement, les Maisons ne souhaitent pas voire s’imposer.
La théorie sociologique trouve un type de réponse à travers la théorie de la mise en réseau dont l’exemple emblématique est le cas des Coquilles Saint Jacques. L’histoire est la suivante : dans les années 1970, on s’aperçoit que les CSJ disparaissent des côtes bretonnes, sans que l’on en sache exactement la cause. L’idée naît alors que, plutôt que de faire appel à des experts, il faut mettre en réseau les principaux acteurs en décelant leurs enjeux. Ces acteurs sont : les marins pêcheurs, enjeu-leur métier – les chercheurs, enjeu-le renom – les pouvoirs publics, enjeu-la paix sociale – et enfin on mentionne les CSJ, des non-humains que l’on considère non comme des animaux ou objets passifs, mais comme des actants qui ont leurs réactions propres, sont construits ou interprétés comme des humains. Le réseau et l’approche d’une solution existeront lorsque l’on sera parvenu à relier ces différents acteurs. Pour y parvenir il faut trouver une question commune, à la réponse de laquelle ils travailleront ensemble à travers un objet commun. Ici, la question sera “Comment se reproduisent les CSJ ?“, question dont la réponse associe tous les acteurs. L’objet commun sur lequel ils travailleront ensemble sera un laboratoire en mer. A partir de là, marins pêcheurs et chercheurs ont effectivement travaillé ensemble, ont échangé des renseignements, ont accepté (surtout les marins pêcheurs) des contraintes de restriction et de modification de leur travail. Au bout du compte, ils sont parvenus à comprendre les raisons de la disparition des CSJ (raisons mêlant maladie, prédateurs, courants nouveaux dans les baies de la côte bretonne), avec pour toutes les parties une vraie compréhension de la vie des CSJ.
 
Créer de la coopération passe par une compréhension des enjeux des acteurs concernés, par une prise en compte de ces enjeux, par des échanges, même si une certaine coercition est parfois nécessaire pour ce travail en commun. Dans le cas des CSJ, la contrainte était celle de la disparition, constatée par les principaux intéressés, des CSJ. Tout le monde avait comme enjeu de trouver une réponse.
La théorie de la traduction a été une des sources des pratiques de projets d’entreprise, projets transversaux dont l’objectif est de relier des acteurs dont les modes de pensée, les pratiques et les enjeux sont profondément différents. Le manque de coopération dans les entreprises comme dans les associations est un des obstacles les plus coûteux et les plus résistants au bon fonctionnement de ces ensembles.
 
4 – Autonomie et pouvoir. C’est sans doute un des problèmes les plus délicats et les plus présents dans les MJC. Il a été dit “Une fédération ne peut exister sans MJC, une MJC peut exister sans fédé“. Ce qui est formellement exact. Mais une MJC non rattachée à une fédération, ça donne quoi au bout de quelques années ? On l’a déjà évoqué plus haut. La vision des vrais problèmes des terrains est sûrement la force des MJC, dont les responsables sont immergés dans les quartiers. Mais les déviations sont possibles et il semble que beaucoup demandent à la fédération d’être le gardien de la vision à long terme et de le rappeler, sans qu’elle détienne un véritable pouvoir de contrainte. La relation entre centre et terrain est un problème récurrent auquel, semble-t-il, aucune structure formelle ne peut répondre. Les principes d’autonomie et de pouvoir central, au moins d’influence, sont dans une dialectique qui demande à être interrogée en permanence. La question à se poser est celle de l’équilibre entre les deux pôles, sans qu’il y ait de réponse définitive. L’équilibre actuel est-il le bon ? S’oppose-t-il à l’autonomie et à la construction des projets ? Qu’est-ce qu’un “bon“ résultat pour une MJC ? Seul, un dialogue entre les maisons et la fédération peut répondre à la question, dialogue permanent qui sert de structure et de garde fou contre des dérives.
 
5 – Institutions extérieures et MJC. Ici, c’est la relation avec l’environnement, en particulier les pouvoirs politiques locaux (souvent financeurs) qui est posée. Comme dans la relation interne décrite plus haut, il n’y a pas de réponse définitive. Les financeurs et/ou les pouvoirs locaux sont fondés à proposer des pistes d’action, pas à les imposer. Lorsque les MJC grossissent, elles ont tendance à devenir plus dépendantes à cause des besoins de financement – mais ce n’est pas une règle générale – et sont plus visibles, donc susceptibles d’intéresser davantage les pouvoirs locaux et d’être influencées par eux. Il est sûr que les MJC doivent garder la maîtrise de leurs objectifs, il est non moins sûr qu’elles ne peuvent s’abstraire des pouvoirs locaux. Entre ces deux pôles, il n’existe guère d’autre règle que de garder le dialogue et de négocier l’indépendance en même temps que le service.
 
6 – Innovation et organisation. On rappellera simplement que tout innovation représente une perturbation pour une organisation et qu’en même temps l’innovation est nécessaire à la vie de l’organisation. Sans innovation, l’organisation (donc les MJC) meurent. Il est donc nécessaire de garder une organisation assez souple pour se laisser déranger par les innovations. L’innovateur bouscule l’existant, il a des projets qu’il veut faire évoluer, mais il ne peut le faire hors de l’institution qui cherche, elle, à stabiliser ses régulations. 
 
7 – Passé et histoire. Le passé et l’histoire sont toujours importants à prendre en considération, particulièrement ici où la référence au passé a pu servir et parfois sert encore à une définition identitaire. Cependant, le concept d’identité est à la fois fondateur et en même temps ne peut être qu’évolutif. Les références identitaires sont indispensables à toute société mais sont évolutives. La France de mon enfance, qui a structuré ma personne, est à la fois identique à et profondément différente de celle d’aujourd’hui. Donc il convient de se référer au passé sans en être prisonnier. De plus, le passé est généralement idéalisé comme le temps de l’expérimentation et de la création, un temps où une très grande autonomie était laissée sur le terrain. La création de Peuple et Culture, qu’on se doit d’évoquer ici, a été l’époque d’une très grande créativité, qui peut demeurer une référence alors que l’association a été dissoute. Comment rester fidèle aux intuitions de départ tout en en modifiant les conditions de mise en œuvre ? Le passé reste une référence quasi identitaire, mais l’identité est évolutive, on ne peut rester le même à travers le temps. Comment concilier les deux ? La tension entre le passé fondateur et le présent qui oblige à des évolutions est source de dynamisme si elle est réfléchie et débattue sans a priori.
 
8 – Conclusion. Toute structure est une évolution permanente, créatrice de tensions qui peuvent renouveler et donner lieu à des évolutions positives à condition d’être clairement débattues. Quelles sont aujourd’hui les missions des MJC ? Il semble qu’il y ait accord pour une mission de tissage et retissage permanent du lien social, certains disent de transformation sociale. Le lien social est le fondement de toute société, celle-ci se définissant par l’existence et les formes de ce lien. C’est la mission fondatrice des MJC, l’insertion dans la vie de quartier, le maintien de la proximité de ses habitants, l’écoute de leurs attentes garantissant la pérennité de cette mission.
 
 
Philippe Bernoux
AUTRANS, le 16 DÉCEMBRE 2007


[1] Titre de l’ouvrage d’Alain Ehrenberg, (1995), L'individu incertain, Paris, Hachette Pluriel, 351 pages- pas extrêmement facile à lire, mais très suggestif et appuyé sur deux grandes enquêtes sur les drogues et sur la télévision. Les 30 premières pages développent le thème du livre.

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